AU-DELÀ DU VISIBLE
- J’emprunte le tunnel descendant et une fois que je suis arrivée à destination, je chemine dans celui qui mène à la grotte.
- Comment descendez-vous dans le premier tunnel ?
- Je m’assieds dans mes fesses.
Un silence déconcerté plombe soudainement l’ambiance. Les deux hommes se tournent l’un vers l’autre. Le premier, celui qui a posé la question, interroge son collègue du regard. Celui-ci lui répond par un haussement d’épaules. La femme qui leur fait face semble détendue. Et sérieuse. Aucune ironie sur son visage, aucune raillerie dans sa posture. L’homme reprend la parole :
- Vous pouvez nous expliquer comment vous faites ?
Sa tête est baissée et il regarde la femme par en dessous. Mona n’aime pas les gens qui regardent par en dessous, leur attitude dénote la fausseté, l’hypocrisie, le vice. Mais Mona a également tout de suite remarqué que c’était lui qui était le meneur et qu’il avait sans conteste de l’ascendant sur tout son entourage. Il faut donc qu’elle le ménage, qu’elle ne s’oppose pas à lui, qu’elle ne l’attaque pas de front. Si elle tente de lui résister ou de lui imposer quoi que ce soit, il est du genre à lui faire subir les pires atrocités possibles et inimaginables. Elle est coincée ici et elle sait qu’elle n’est pas près d’en sortir. Dans l’immédiat, elle n’a pas d’autre option que de tenter de rendre sa captivité moins inconfortable. Elle jette un bref regard au deuxième gars. Celui-là se contente de suivre le mouvement. A-t-il seulement la capacité de penser par lui-même ? S’autorise-t-il à avoir une opinion personnelle ? Elle détourne la tête, sa réflexion validant son tout premier ressenti : le deuxième homme n’a aucune importance, aucun pouvoir, il n’est qu’un figurant.
Mona prolonge la pause avant de répondre. Il faut qu’elle choisisse précieusement chacun des mots qu’elle va prononcer. Il faut qu’elle reste vigilante, sous contrôle. S’il émane d’elle la moindre intention de sarcasme, inconsciemment, l’homme la ressentira et c’en sera fini de l’entretien.
- En ce moment, comme vos yeux vous permettent de le constater, je suis assise sur une chaise. Pour m’asseoir dans mes fesses, je cesse de projeter mon regard vers l’extérieur et je le tourne vers mon intériorité. Disons que j’imagine, que je me visualise en train de m’asseoir dans mes fesses.
- Et pourquoi vous asseyez-vous dans vos fesses ?
- C’est un code, un conditionnement que j’ai choisi de mettre en place. C’est le signal que mon cerveau reconnaît comme étant le point de départ pour entrer dans certains états modifiés de conscience.
- Parce que vous ne procédez pas toujours de la même façon ?
- Non.
- Qu’est-ce qui vous amène à procéder autrement ?
- Mon intention.
Alors même que plusieurs caméras disséminées dans la pièce filment l’entrevue, l’homme griffonne quelques notes sur un bloc posé en équilibre sur son genou droit.
- Vous pouvez nous parler de vos intentions ?
- L’intention est la base. Nous sommes tous animés par des intentions. Constamment. Chaque acte que nous posons dans nos vies est une réponse à une intention sous-jacente.
- Tout débute donc par une pensée ?
- C’est votre croyance ?
- Pourquoi mentionnez-vous la croyance ?
- Parce que c’est ainsi que nous fonctionnons. Nous baignons dans un système de croyances aussitôt que nous sommes conçus, aussitôt qu’un spermatozoïde a fécondé un ovule. L’utérus qui va nous porter pendant neuf mois fait partie d’un organisme plus grand, celui d’une femme. Mais cette femme n’est pas uniquement composée de matière, elle est aussi dotée de pensées, d’émotions, de sentiments. Chaque être vivant, quelle que soit l’espèce à laquelle il appartient, forme un ensemble dont toutes les parties sont indissociables les unes des autres.
L’homme a posé son stylo, Mona a réussi à capter son attention. Il faut qu’elle continue, il faut qu’elle évite de le laisser livré à lui-même. Il faut aussi qu’elle ne cède pas à l’impatience. Chaque chose vient en son temps. Il faut savoir doser, avec parcimonie. Maintenant que le type qui lui fait face a commencé à ouvrir son esprit, il faut qu’elle s’introduise délicatement dans celui-ci afin d’y semer la graine d’une nouvelle croyance. Il appartiendra ensuite à l’homme de faire germer cette graine. Mona n’est pas une manipulatrice. Mona est une éveilleuse de conscience.
Elle poursuit son monologue avec douceur. Elle connaît le pouvoir du verbe ainsi que la puissance hypnotique du rythme et de l’intonation de sa voix :
- Vous venez de me demander si tout débutait par une pensée.
L’homme opine.
- J’en déduis donc tout naturellement que vous avez la croyance que la pensée est à l’origine de chacun de nos actes.
L’homme acquiesce, une fois encore.
- Croyez-vous que les animaux soient capables de penser ?
- Non, je ne le crois pas.
Mona réprime un sourire. L’homme lui sert sur un plateau toute la perméabilité de son esprit.
- Lorsqu’un nouveau-né pleure pour réclamer le sein de sa mère, a-t-il préalablement eu une pensée, même inconsciente, qui motive ses cris ? N’est-il pas tout simplement soumis à un inconfort quelconque qui générerait immédiatement une émotion ? Dans cet exemple, pouvez-vous m’expliquer à quel moment le nourrisson est doué de réflexion ?
L’homme s’agite un peu sur son siège.
- Il s’agit d’un réflexe inné, répond-il.
- En effet, il s’agit d’un réflexe inné. Un réflexe tout d’abord physique puis presque instantanément émotionnel. S’il n’y avait aucune émotion, l’enfant ne manifesterait pas sa faim, il se contenterait de la subir. En cela, un bébé est comparable à tout autre mammifère, à cela près que l’humain est plus longuement dépendant du bon vouloir de ses congénères que ne le sont les autres espèces. Avez-vous remarqué que les poulains par exemple se mettent rapidement debout sur leurs jambes ? Ou que les baleineaux savent nager aussitôt mis au monde ? Mais qu’en est-il d’un petit d’humain ? Combien de temps lui faut-il avant qu’il ne sache tenir sa tête tout seul, avant qu’il ne rampe sur le sol ou ne fasse ses premiers pas ?
Presque timidement et après s’être raclé la gorge, le second type intervient :
- Je crois que nous nous éloignons du sujet du jour.
Le premier prend une longue inspiration et appuie son dos sur le dossier de sa chaise tout en s’étirant discrètement.
- Vous avez raison, Tom, nous nous éloignons du sujet du jour.
Visiblement troublé, celui qui vient de parler prend toutefois le temps d’examiner la femme. Il se sent forcé de reconnaître qu’il admire la maîtrise dont elle fait preuve, mais aussi l’intelligence qui l’anime. Si cela ne tenait qu’à lui, il disséquerait son cerveau, mais il sait pertinemment qu’il ne découvrirait rien d’autre que de la matière et que ce n’est pas en étudiant la matière qu’il réussirait à percer les mystères de l’esprit.
Cette femme, cette prétendue chamane, profère qu’elle voyage dans d’autres mondes, dans d’autres dimensions. Rien que par son esprit. Cela est-il réellement possible ? Et si oui, comment fait-elle donc ? Gary veut savoir. Gary veut comprendre. Il se penche à nouveau vers l’avant, vers Mona :
- Revenons donc au début si vous le voulez bien. Vous choisissez de descendre dans un tunnel en vous asseyant dans vos fesses.
- Oui.
- Vous agissez ainsi parce que vous avez une intention précise.
- Oui.
- Votre intention est-elle une réponse à une émotion que vous ressentez, en ce moment précis ?
- Oui.
- Pourtant, vous ne manifestez aucune émotion.
- J’ai appris à maîtriser mes émotions.
- Pourquoi maîtrisez-vous vos émotions ?
- Ne pas contrôler ses émotions, c’est donner à son adversaire les moyens de vous vaincre.
- Vous pensez que je suis votre adversaire ?
Silence.
- Vous pensez que je cherche à vous nuire ?
Silence.
- Je ne suis là que pour essayer de comprendre.
- Et une fois que vous aurez compris, si tant est que vous arriviez à comprendre, que ferez-vous ensuite de votre découverte ? Mais avant d’aller si loin, quels seront les moyens que vous mettrez en œuvre pour tenter de comprendre ? Jusqu’où irez-vous pour comprendre ?
Tom manifeste un second rappel à l’ordre :
- Nous nous égarons à nouveau.
Sans tenir compte de sa remarque, Mona continue, en soutenant le regard de Gary :
- Vous voulez savoir ce que je ressens, en ce moment précis ? Je me sens comme un singe dans un laboratoire de vivisection. Je me sens entravée, soumise au bon vouloir de ceux qui me torturent inlassablement pour tenter de comprendre quelque chose qui leur échappera quoi qu’ils fassent, car ils restent enfermés dans leur système de croyances.
- Nous ne vous ferons subir aucune douleur physique, se défend l’intéressé.
- Mais que savez-vous des douleurs de l’âme ?
En posant cette question, c’est Mona qui, cette fois, se penche vers l’avant. Instinctivement, Gary recule. La tension est montée d’un cran, mais inutile d’aller plus avant, Mona le sait. Son vis-à-vis n’est pas encore totalement mûr et si elle poursuit dans la direction qu’elle vient d’insuffler, elle risque de le braquer, définitivement.
- Revenons donc à ma descente dans le tunnel et à mon entrée dans la grotte, murmure-t-elle en reprenant sa position initiale sur son siège.
Le dénommé Tom pousse un léger soupir de soulagement. Mona poursuit :
- C’est une fois que je suis dans ma grotte que je rencontre celles et ceux que je nomme mes auxiliaires. Ce sont des énergies auxquelles je vais donner une forme. Une forme, mais aussi des qualités qui signifient quelque chose pour moi. Certaines personnes peuvent même pousser un peu plus loin et aller jusqu’à la matérialisation de ces énergies. C’est ce que l’on nomme souvent des entités. Les médiums les appellent fantômes. Dans le chamanisme, on parle plutôt d’animaux de pouvoir.
- Mais où rencontrez-vous ces animaux de pouvoir ? Où est cette grotte ?
- Elle est ici et maintenant.
Gary reste interdit puis il ouvre la bouche, mais Tom l’interrompt :
- Laissez-la poursuivre, vous voulez bien ?
Ravalant sa question, le premier homme abdique et par un signe de tête, il invite Mona à poursuivre.
- Le temps et l’espace n’existent pas. Ces deux notions sont relatives, profondément subjectives. Ce qui existe, c’est ici et maintenant. Tout ce que produit mon cerveau, il le considère pour vrai. C’est sa réalité. Ma réalité. Vous avez la vôtre.
- Et donc, cela veut dire que ici et maintenant, vous êtes en contact avec vos animaux de pouvoir ?
- Avec un en particulier, car parmi tout ce bestiaire, il est un animal avec lequel on se sent plus en affinité. C’est cet animal qui porte le nom de totem.
- Et votre totem est là ? Avec vous ?
- Oui.
- Vous est-il possible de le matérialiser afin que nous le voyions ?
Mona sourit enfin librement. Tout à l’intérêt qu’il porte à l’expérience et inconsciemment subjugué par la tournure que prend l’audience, Gary ne remarque pas le feu qui scintille dans les yeux de la femme, son souffle qui se fait rauque, ses muscles qui se tendent. La voix de Mona devient gutturale :
- Êtes-vous certain de vouloir le rencontrer ? Êtes-vous réellement prêt ?
Gary, irrémédiablement envoûté, répond par l’affirmative en hochant la tête de haut en bas. Quant à Tom - sans doute plus sensible ou plus observateur, en tout cas moins impliqué - il sent des sueurs froides courir le long de sa colonne vertébrale.
Une détente subite et puissante projette le corps de la femme hors de son siège, mais alors qu’elle plante ses crocs dans le cou presque offert de sa victime, Tom jurerait qu’à cet instant précis, la créature s’est métamorphosée en loup.
Lorsqu’il arrive à transcender sa frayeur et tandis que son compagnon se vide de son sang, l’homme encore valide se lève de sa chaise et se précipite vers la sortie répandant derrière lui un long et odorant filet d’urine.
© Marushka Tziroulnikoff - Janvier 2020
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- Comment descendez-vous dans le premier tunnel ?
- Je m’assieds dans mes fesses.
Un silence déconcerté plombe soudainement l’ambiance. Les deux hommes se tournent l’un vers l’autre. Le premier, celui qui a posé la question, interroge son collègue du regard. Celui-ci lui répond par un haussement d’épaules. La femme qui leur fait face semble détendue. Et sérieuse. Aucune ironie sur son visage, aucune raillerie dans sa posture. L’homme reprend la parole :
- Vous pouvez nous expliquer comment vous faites ?
Sa tête est baissée et il regarde la femme par en dessous. Mona n’aime pas les gens qui regardent par en dessous, leur attitude dénote la fausseté, l’hypocrisie, le vice. Mais Mona a également tout de suite remarqué que c’était lui qui était le meneur et qu’il avait sans conteste de l’ascendant sur tout son entourage. Il faut donc qu’elle le ménage, qu’elle ne s’oppose pas à lui, qu’elle ne l’attaque pas de front. Si elle tente de lui résister ou de lui imposer quoi que ce soit, il est du genre à lui faire subir les pires atrocités possibles et inimaginables. Elle est coincée ici et elle sait qu’elle n’est pas près d’en sortir. Dans l’immédiat, elle n’a pas d’autre option que de tenter de rendre sa captivité moins inconfortable. Elle jette un bref regard au deuxième gars. Celui-là se contente de suivre le mouvement. A-t-il seulement la capacité de penser par lui-même ? S’autorise-t-il à avoir une opinion personnelle ? Elle détourne la tête, sa réflexion validant son tout premier ressenti : le deuxième homme n’a aucune importance, aucun pouvoir, il n’est qu’un figurant.
Mona prolonge la pause avant de répondre. Il faut qu’elle choisisse précieusement chacun des mots qu’elle va prononcer. Il faut qu’elle reste vigilante, sous contrôle. S’il émane d’elle la moindre intention de sarcasme, inconsciemment, l’homme la ressentira et c’en sera fini de l’entretien.
- En ce moment, comme vos yeux vous permettent de le constater, je suis assise sur une chaise. Pour m’asseoir dans mes fesses, je cesse de projeter mon regard vers l’extérieur et je le tourne vers mon intériorité. Disons que j’imagine, que je me visualise en train de m’asseoir dans mes fesses.
- Et pourquoi vous asseyez-vous dans vos fesses ?
- C’est un code, un conditionnement que j’ai choisi de mettre en place. C’est le signal que mon cerveau reconnaît comme étant le point de départ pour entrer dans certains états modifiés de conscience.
- Parce que vous ne procédez pas toujours de la même façon ?
- Non.
- Qu’est-ce qui vous amène à procéder autrement ?
- Mon intention.
Alors même que plusieurs caméras disséminées dans la pièce filment l’entrevue, l’homme griffonne quelques notes sur un bloc posé en équilibre sur son genou droit.
- Vous pouvez nous parler de vos intentions ?
- L’intention est la base. Nous sommes tous animés par des intentions. Constamment. Chaque acte que nous posons dans nos vies est une réponse à une intention sous-jacente.
- Tout débute donc par une pensée ?
- C’est votre croyance ?
- Pourquoi mentionnez-vous la croyance ?
- Parce que c’est ainsi que nous fonctionnons. Nous baignons dans un système de croyances aussitôt que nous sommes conçus, aussitôt qu’un spermatozoïde a fécondé un ovule. L’utérus qui va nous porter pendant neuf mois fait partie d’un organisme plus grand, celui d’une femme. Mais cette femme n’est pas uniquement composée de matière, elle est aussi dotée de pensées, d’émotions, de sentiments. Chaque être vivant, quelle que soit l’espèce à laquelle il appartient, forme un ensemble dont toutes les parties sont indissociables les unes des autres.
L’homme a posé son stylo, Mona a réussi à capter son attention. Il faut qu’elle continue, il faut qu’elle évite de le laisser livré à lui-même. Il faut aussi qu’elle ne cède pas à l’impatience. Chaque chose vient en son temps. Il faut savoir doser, avec parcimonie. Maintenant que le type qui lui fait face a commencé à ouvrir son esprit, il faut qu’elle s’introduise délicatement dans celui-ci afin d’y semer la graine d’une nouvelle croyance. Il appartiendra ensuite à l’homme de faire germer cette graine. Mona n’est pas une manipulatrice. Mona est une éveilleuse de conscience.
Elle poursuit son monologue avec douceur. Elle connaît le pouvoir du verbe ainsi que la puissance hypnotique du rythme et de l’intonation de sa voix :
- Vous venez de me demander si tout débutait par une pensée.
L’homme opine.
- J’en déduis donc tout naturellement que vous avez la croyance que la pensée est à l’origine de chacun de nos actes.
L’homme acquiesce, une fois encore.
- Croyez-vous que les animaux soient capables de penser ?
- Non, je ne le crois pas.
Mona réprime un sourire. L’homme lui sert sur un plateau toute la perméabilité de son esprit.
- Lorsqu’un nouveau-né pleure pour réclamer le sein de sa mère, a-t-il préalablement eu une pensée, même inconsciente, qui motive ses cris ? N’est-il pas tout simplement soumis à un inconfort quelconque qui générerait immédiatement une émotion ? Dans cet exemple, pouvez-vous m’expliquer à quel moment le nourrisson est doué de réflexion ?
L’homme s’agite un peu sur son siège.
- Il s’agit d’un réflexe inné, répond-il.
- En effet, il s’agit d’un réflexe inné. Un réflexe tout d’abord physique puis presque instantanément émotionnel. S’il n’y avait aucune émotion, l’enfant ne manifesterait pas sa faim, il se contenterait de la subir. En cela, un bébé est comparable à tout autre mammifère, à cela près que l’humain est plus longuement dépendant du bon vouloir de ses congénères que ne le sont les autres espèces. Avez-vous remarqué que les poulains par exemple se mettent rapidement debout sur leurs jambes ? Ou que les baleineaux savent nager aussitôt mis au monde ? Mais qu’en est-il d’un petit d’humain ? Combien de temps lui faut-il avant qu’il ne sache tenir sa tête tout seul, avant qu’il ne rampe sur le sol ou ne fasse ses premiers pas ?
Presque timidement et après s’être raclé la gorge, le second type intervient :
- Je crois que nous nous éloignons du sujet du jour.
Le premier prend une longue inspiration et appuie son dos sur le dossier de sa chaise tout en s’étirant discrètement.
- Vous avez raison, Tom, nous nous éloignons du sujet du jour.
Visiblement troublé, celui qui vient de parler prend toutefois le temps d’examiner la femme. Il se sent forcé de reconnaître qu’il admire la maîtrise dont elle fait preuve, mais aussi l’intelligence qui l’anime. Si cela ne tenait qu’à lui, il disséquerait son cerveau, mais il sait pertinemment qu’il ne découvrirait rien d’autre que de la matière et que ce n’est pas en étudiant la matière qu’il réussirait à percer les mystères de l’esprit.
Cette femme, cette prétendue chamane, profère qu’elle voyage dans d’autres mondes, dans d’autres dimensions. Rien que par son esprit. Cela est-il réellement possible ? Et si oui, comment fait-elle donc ? Gary veut savoir. Gary veut comprendre. Il se penche à nouveau vers l’avant, vers Mona :
- Revenons donc au début si vous le voulez bien. Vous choisissez de descendre dans un tunnel en vous asseyant dans vos fesses.
- Oui.
- Vous agissez ainsi parce que vous avez une intention précise.
- Oui.
- Votre intention est-elle une réponse à une émotion que vous ressentez, en ce moment précis ?
- Oui.
- Pourtant, vous ne manifestez aucune émotion.
- J’ai appris à maîtriser mes émotions.
- Pourquoi maîtrisez-vous vos émotions ?
- Ne pas contrôler ses émotions, c’est donner à son adversaire les moyens de vous vaincre.
- Vous pensez que je suis votre adversaire ?
Silence.
- Vous pensez que je cherche à vous nuire ?
Silence.
- Je ne suis là que pour essayer de comprendre.
- Et une fois que vous aurez compris, si tant est que vous arriviez à comprendre, que ferez-vous ensuite de votre découverte ? Mais avant d’aller si loin, quels seront les moyens que vous mettrez en œuvre pour tenter de comprendre ? Jusqu’où irez-vous pour comprendre ?
Tom manifeste un second rappel à l’ordre :
- Nous nous égarons à nouveau.
Sans tenir compte de sa remarque, Mona continue, en soutenant le regard de Gary :
- Vous voulez savoir ce que je ressens, en ce moment précis ? Je me sens comme un singe dans un laboratoire de vivisection. Je me sens entravée, soumise au bon vouloir de ceux qui me torturent inlassablement pour tenter de comprendre quelque chose qui leur échappera quoi qu’ils fassent, car ils restent enfermés dans leur système de croyances.
- Nous ne vous ferons subir aucune douleur physique, se défend l’intéressé.
- Mais que savez-vous des douleurs de l’âme ?
En posant cette question, c’est Mona qui, cette fois, se penche vers l’avant. Instinctivement, Gary recule. La tension est montée d’un cran, mais inutile d’aller plus avant, Mona le sait. Son vis-à-vis n’est pas encore totalement mûr et si elle poursuit dans la direction qu’elle vient d’insuffler, elle risque de le braquer, définitivement.
- Revenons donc à ma descente dans le tunnel et à mon entrée dans la grotte, murmure-t-elle en reprenant sa position initiale sur son siège.
Le dénommé Tom pousse un léger soupir de soulagement. Mona poursuit :
- C’est une fois que je suis dans ma grotte que je rencontre celles et ceux que je nomme mes auxiliaires. Ce sont des énergies auxquelles je vais donner une forme. Une forme, mais aussi des qualités qui signifient quelque chose pour moi. Certaines personnes peuvent même pousser un peu plus loin et aller jusqu’à la matérialisation de ces énergies. C’est ce que l’on nomme souvent des entités. Les médiums les appellent fantômes. Dans le chamanisme, on parle plutôt d’animaux de pouvoir.
- Mais où rencontrez-vous ces animaux de pouvoir ? Où est cette grotte ?
- Elle est ici et maintenant.
Gary reste interdit puis il ouvre la bouche, mais Tom l’interrompt :
- Laissez-la poursuivre, vous voulez bien ?
Ravalant sa question, le premier homme abdique et par un signe de tête, il invite Mona à poursuivre.
- Le temps et l’espace n’existent pas. Ces deux notions sont relatives, profondément subjectives. Ce qui existe, c’est ici et maintenant. Tout ce que produit mon cerveau, il le considère pour vrai. C’est sa réalité. Ma réalité. Vous avez la vôtre.
- Et donc, cela veut dire que ici et maintenant, vous êtes en contact avec vos animaux de pouvoir ?
- Avec un en particulier, car parmi tout ce bestiaire, il est un animal avec lequel on se sent plus en affinité. C’est cet animal qui porte le nom de totem.
- Et votre totem est là ? Avec vous ?
- Oui.
- Vous est-il possible de le matérialiser afin que nous le voyions ?
Mona sourit enfin librement. Tout à l’intérêt qu’il porte à l’expérience et inconsciemment subjugué par la tournure que prend l’audience, Gary ne remarque pas le feu qui scintille dans les yeux de la femme, son souffle qui se fait rauque, ses muscles qui se tendent. La voix de Mona devient gutturale :
- Êtes-vous certain de vouloir le rencontrer ? Êtes-vous réellement prêt ?
Gary, irrémédiablement envoûté, répond par l’affirmative en hochant la tête de haut en bas. Quant à Tom - sans doute plus sensible ou plus observateur, en tout cas moins impliqué - il sent des sueurs froides courir le long de sa colonne vertébrale.
Une détente subite et puissante projette le corps de la femme hors de son siège, mais alors qu’elle plante ses crocs dans le cou presque offert de sa victime, Tom jurerait qu’à cet instant précis, la créature s’est métamorphosée en loup.
Lorsqu’il arrive à transcender sa frayeur et tandis que son compagnon se vide de son sang, l’homme encore valide se lève de sa chaise et se précipite vers la sortie répandant derrière lui un long et odorant filet d’urine.
© Marushka Tziroulnikoff - Janvier 2020
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