LÀ-HAUT
- Pourquoi s’en faire une montagne ? se questionne Julie en son for intérieur.
Encore un trait qu’elle tient de sa mère, cette manie d’exagérer la moindre parole, le moindre comportement de chacun, la moindre situation aussi. Elle regarde le courrier de rappel qu’elle tient dans sa main. Un rappel parce qu’elle a oublié de payer une facture et voilà qu’elle se met dans tous ses états comme si la fin du monde était proche. Mais qu’est-ce donc qui la stresse autant ? Elle a écumé les psys de toutes sortes et autres thérapeutes qui tiennent plus ou moins la route, le couperet est tombé : manque de confiance en soi et auto-estime en berne. Bon OK, c’est un fait et maintenant, elle fait quoi pour vivre sa vie le plus sereinement possible ? Parce que c’est pas tout de s’entendre dire inlassablement la même chose. Qui donc lui a donné LA solution à ce qui est aujourd’hui tant montré du doigt comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse ?
D’un geste rageur, Julie balaye de la main la pile de papiers qui jonchent son bureau. Elle évite de justesse sa tasse de thé qui aurait alors suivi les documents quelques soixante-dix centimètres plus bas, sur le parquet.
- Merde, marmonne-t-elle, sentant la colère monter encore d’un cran.
Elle regarde par la fenêtre. Le temps sur la ville est gris et triste, pas de quoi alimenter la joie qui lui fait si souvent défaut. Julie en a marre de vivre avec elle-même mais comment donc changer de peau, comment changer de vie ? Elle aimerait tant être quelqu’un d’autre. N’importe qui mais pas elle-même, elle est trop imparfaite. Et les autres, sont-ils plus parfait qu’elle ne l’est ? La jeune femme sent qu’elle est dans une impasse et se demande depuis de si nombreuses années – non, depuis toujours – comment elle pourrait bien s’en sortir.
- Pourquoi s’en faire une montagne ? se répète-t-elle.
- Parce que la montagne... ça calme, lui dit une petite voix venue dont ne sais où.
Julie sourit. Il est 9h et elle a toute la journée devant elle mais pour en profiter, il faut qu’elle y aille, maintenant. Elle se précipite dans sa chambre, jette son peignoir sur le lit et s’habille à la hâte. Elle tresse ses longs cheveux tout en courant vers l’entrée, enfile ses chaussures de marche et son gros blouson, attrape son sac à main et ses clés de voiture et quitte son appartement en laissant la porte claquer derrière elle. Elle descend quatre à quatre les escaliers et à peine engouffrée dans son minuscule véhicule, elle le démarre et quitte sa place de parking en trombe.
Elle n’a pas conscience d’être en train de choisir une destination quelconque tandis que sa voiture quitte Pamiers et roule sur la nationale. Après Tarascon-sur-Ariège, elle bifurque sur la départementale et s’enfonce dans le Parc Régional. Encore un peu plus d’une demi-heure d’un pilotage presque automatique et la voici qui gare son véhicule sur le parking de Port de Lers. Comme mue par une fièvre quelconque, la tête vide de toute pensée ou réflexion, elle sort de sa Fiat, ouvre le coffre, y jette son sac, referme le coffre, verrouille la voiture et met les clés dans sa poche. Le temps s’est éclairci, les nuages ont presque tous disparus. Julie se lance alors sur la route en direction de Vicdessos, bifurque vers le Pont de Ganioule et tout de suite après entreprend l’ascension vers l’Étang d’Arbu. La jeune femme court presque. Elle n’a pas besoin de carte, elle connaît parfaitement sa montagne et se sent presque pousser des ailes. Alors que son intention première était de trouver le calme, elle ne fait aucune pose, obsédée qu’elle est par un nouveau but : le Pic des Trois Seigneurs. Elle n’a rien emporté avec elle, ni eau ni nourriture et elle se retient même de céder à l’envie de se dévêtir complètement. Se sentir libre, légère, être tout, n’être rien.
En ce mois d’avril les randonneurs sont encore rares et Julie ne rencontre personne. Elle ne jette pas non plus le moindre regard sur les quelques plaques de neige gelées qui traînent ça et là ou sur la flore qui commence à éclore et les frêles herbes vertes qui s’élancent vers le haut. Quelque part en elle quelque chose la guide et ordonne à ses pieds de se poser ici et non là, de suivre tel chemin et non un autre. Comme un robot, hypnotisée, la jeune femme commence à suer, elle peine, elle halète, ses membres sont douloureux, sa gorge sèche, mais elle ne tient pas compte des signaux d’alerte que lui envoie son corps. Grimper, encore grimper, toujours plus haut, toujours plus fort. Fuir la société humaine et ses contraintes qui vous limitent tant, qui vous enferment dans un système qui ne tient même pas la route mais dont tout le monde a peur de sortir.
Après moins de trois heures d’ascension, sans aucune pose, Julie atteint enfin la crête. Elle a chaud, terriblement chaud, sa vue est brouillée par la déshydratation, son cœur palpite si fort qu’elle ne sent que lui qui tambourine dans sa poitrine.
- Silence, tais-toi, lui dit-elle comme si l’organe allait obéir à sa volonté, aussi puissante soit-elle.
La jeune femme tombe à genoux sur le sol et ôte son blouson. Sentir l’air, le vent, les rayons du soleil sur sa peau. Comme si elle pelait un fruit, la voilà qui arrache presque ses vêtements, retire ses chaussures, ses chaussettes et la voici nue, complètement nue. Soudainement soulagée, elle sourit à nouveau et s’allonge, le dos sur la terre. Quelques petites pierres lacèrent sa chair, quelle importance ? Bras et jambes écartés, elle ferme les yeux et savoure l’instant, la communion avec cette nature qui l’apaise et la ressource tant. Silence. Peu à peu, sa respiration se fait plus lente, les battements de son cœur s’y accordent, le calme s’insinue en elle, de plus en plus profondément. Connectée à la terre, face au ciel, la conscience élargie, Julie ressent maintenant la planète toute entière, elle en perçoit la moindre pulsation. Elle entend le murmure du vent et les mots que se disent les insectes, de délicats arômes pénètrent dans ses narines, ses mains caressent le sol dont elle ressent toutes les aspérités, la force et la douceur tout à la fois. Elle prend une longue et profonde inspiration et son corps se détend encore un peu plus, elle commence même à sombrer doucement dans le sommeil.
Combien de temps reste-t-elle ainsi ? Un léger bruit la sort de sa torpeur, un froissement d’ailes, un son harmonieux, un glissement de plumes dans la brise légère. Les yeux toujours clos, la jeune femme laisse les choses être. Elle ressent une présence, une présence animale. Elle sent que la rencontre qu’elle s’apprête à vivre est essentielle et très particulière. Julie ne souhaite pas effrayer son visiteur, elle retient son souffle, ouvre lentement ses paupières, la lumière l’aveugle. Elle prend son temps puis une ombre couvre son visage, deux yeux plongent leur regard dans le sien. Au-delà de toute émotion, Julie sait qu’elle vit un instant magique, précieux. Ses mouvements sont comptés alors qu’elle roule sur le côté et prend appui sur le sol pour commencer à se redresser. Tandis qu’elle est maintenant sur sa cuisse gauche et sur les paumes de ses mains, l’oiseau la fixe sans bouger. Non, elle ne rêve pas, c’est bien lui. Face à elle se tient un majestueux gypaète barbu. Comme pour valider la réflexion intérieure de la jeune femme, le rapace déploie ses ailes et la taille de leur envergure ne laisse place à aucun doute. L’animal marche alors vers le bord de la crête, Julie le suit, presque en rampant et se met à côté de lui, à distance respectueuse. Elle voit dans l’œil de l’oiseau le reflet du monde tout entier. Sans voix, subjuguée par la force et la beauté de l’animal, par sa puissance et sa grâce, la jeune femme laisse des larmes rouler le long de ses joues. Puis, elle prononce à voix basse, dans un élan du cœur :
- Emmène-moi.
Le gypaète tourne la tête pour regarder une fois encore la jeune femme, a-t-il entendu sa demande ? Puis il ouvre grand ses ailes et dans un sifflement, il se jette dans le vide. Julie se dresse à son tour, au bord du précipice. Elle ouvre grand ses bras, pousse un cri et s’élance pour le suivre.
Le temps n’existe plus, l’espace n’existe plus.
© Marushka Tziroulnikoff - Août 2018
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Encore un trait qu’elle tient de sa mère, cette manie d’exagérer la moindre parole, le moindre comportement de chacun, la moindre situation aussi. Elle regarde le courrier de rappel qu’elle tient dans sa main. Un rappel parce qu’elle a oublié de payer une facture et voilà qu’elle se met dans tous ses états comme si la fin du monde était proche. Mais qu’est-ce donc qui la stresse autant ? Elle a écumé les psys de toutes sortes et autres thérapeutes qui tiennent plus ou moins la route, le couperet est tombé : manque de confiance en soi et auto-estime en berne. Bon OK, c’est un fait et maintenant, elle fait quoi pour vivre sa vie le plus sereinement possible ? Parce que c’est pas tout de s’entendre dire inlassablement la même chose. Qui donc lui a donné LA solution à ce qui est aujourd’hui tant montré du doigt comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse ?
D’un geste rageur, Julie balaye de la main la pile de papiers qui jonchent son bureau. Elle évite de justesse sa tasse de thé qui aurait alors suivi les documents quelques soixante-dix centimètres plus bas, sur le parquet.
- Merde, marmonne-t-elle, sentant la colère monter encore d’un cran.
Elle regarde par la fenêtre. Le temps sur la ville est gris et triste, pas de quoi alimenter la joie qui lui fait si souvent défaut. Julie en a marre de vivre avec elle-même mais comment donc changer de peau, comment changer de vie ? Elle aimerait tant être quelqu’un d’autre. N’importe qui mais pas elle-même, elle est trop imparfaite. Et les autres, sont-ils plus parfait qu’elle ne l’est ? La jeune femme sent qu’elle est dans une impasse et se demande depuis de si nombreuses années – non, depuis toujours – comment elle pourrait bien s’en sortir.
- Pourquoi s’en faire une montagne ? se répète-t-elle.
- Parce que la montagne... ça calme, lui dit une petite voix venue dont ne sais où.
Julie sourit. Il est 9h et elle a toute la journée devant elle mais pour en profiter, il faut qu’elle y aille, maintenant. Elle se précipite dans sa chambre, jette son peignoir sur le lit et s’habille à la hâte. Elle tresse ses longs cheveux tout en courant vers l’entrée, enfile ses chaussures de marche et son gros blouson, attrape son sac à main et ses clés de voiture et quitte son appartement en laissant la porte claquer derrière elle. Elle descend quatre à quatre les escaliers et à peine engouffrée dans son minuscule véhicule, elle le démarre et quitte sa place de parking en trombe.
Elle n’a pas conscience d’être en train de choisir une destination quelconque tandis que sa voiture quitte Pamiers et roule sur la nationale. Après Tarascon-sur-Ariège, elle bifurque sur la départementale et s’enfonce dans le Parc Régional. Encore un peu plus d’une demi-heure d’un pilotage presque automatique et la voici qui gare son véhicule sur le parking de Port de Lers. Comme mue par une fièvre quelconque, la tête vide de toute pensée ou réflexion, elle sort de sa Fiat, ouvre le coffre, y jette son sac, referme le coffre, verrouille la voiture et met les clés dans sa poche. Le temps s’est éclairci, les nuages ont presque tous disparus. Julie se lance alors sur la route en direction de Vicdessos, bifurque vers le Pont de Ganioule et tout de suite après entreprend l’ascension vers l’Étang d’Arbu. La jeune femme court presque. Elle n’a pas besoin de carte, elle connaît parfaitement sa montagne et se sent presque pousser des ailes. Alors que son intention première était de trouver le calme, elle ne fait aucune pose, obsédée qu’elle est par un nouveau but : le Pic des Trois Seigneurs. Elle n’a rien emporté avec elle, ni eau ni nourriture et elle se retient même de céder à l’envie de se dévêtir complètement. Se sentir libre, légère, être tout, n’être rien.
En ce mois d’avril les randonneurs sont encore rares et Julie ne rencontre personne. Elle ne jette pas non plus le moindre regard sur les quelques plaques de neige gelées qui traînent ça et là ou sur la flore qui commence à éclore et les frêles herbes vertes qui s’élancent vers le haut. Quelque part en elle quelque chose la guide et ordonne à ses pieds de se poser ici et non là, de suivre tel chemin et non un autre. Comme un robot, hypnotisée, la jeune femme commence à suer, elle peine, elle halète, ses membres sont douloureux, sa gorge sèche, mais elle ne tient pas compte des signaux d’alerte que lui envoie son corps. Grimper, encore grimper, toujours plus haut, toujours plus fort. Fuir la société humaine et ses contraintes qui vous limitent tant, qui vous enferment dans un système qui ne tient même pas la route mais dont tout le monde a peur de sortir.
Après moins de trois heures d’ascension, sans aucune pose, Julie atteint enfin la crête. Elle a chaud, terriblement chaud, sa vue est brouillée par la déshydratation, son cœur palpite si fort qu’elle ne sent que lui qui tambourine dans sa poitrine.
- Silence, tais-toi, lui dit-elle comme si l’organe allait obéir à sa volonté, aussi puissante soit-elle.
La jeune femme tombe à genoux sur le sol et ôte son blouson. Sentir l’air, le vent, les rayons du soleil sur sa peau. Comme si elle pelait un fruit, la voilà qui arrache presque ses vêtements, retire ses chaussures, ses chaussettes et la voici nue, complètement nue. Soudainement soulagée, elle sourit à nouveau et s’allonge, le dos sur la terre. Quelques petites pierres lacèrent sa chair, quelle importance ? Bras et jambes écartés, elle ferme les yeux et savoure l’instant, la communion avec cette nature qui l’apaise et la ressource tant. Silence. Peu à peu, sa respiration se fait plus lente, les battements de son cœur s’y accordent, le calme s’insinue en elle, de plus en plus profondément. Connectée à la terre, face au ciel, la conscience élargie, Julie ressent maintenant la planète toute entière, elle en perçoit la moindre pulsation. Elle entend le murmure du vent et les mots que se disent les insectes, de délicats arômes pénètrent dans ses narines, ses mains caressent le sol dont elle ressent toutes les aspérités, la force et la douceur tout à la fois. Elle prend une longue et profonde inspiration et son corps se détend encore un peu plus, elle commence même à sombrer doucement dans le sommeil.
Combien de temps reste-t-elle ainsi ? Un léger bruit la sort de sa torpeur, un froissement d’ailes, un son harmonieux, un glissement de plumes dans la brise légère. Les yeux toujours clos, la jeune femme laisse les choses être. Elle ressent une présence, une présence animale. Elle sent que la rencontre qu’elle s’apprête à vivre est essentielle et très particulière. Julie ne souhaite pas effrayer son visiteur, elle retient son souffle, ouvre lentement ses paupières, la lumière l’aveugle. Elle prend son temps puis une ombre couvre son visage, deux yeux plongent leur regard dans le sien. Au-delà de toute émotion, Julie sait qu’elle vit un instant magique, précieux. Ses mouvements sont comptés alors qu’elle roule sur le côté et prend appui sur le sol pour commencer à se redresser. Tandis qu’elle est maintenant sur sa cuisse gauche et sur les paumes de ses mains, l’oiseau la fixe sans bouger. Non, elle ne rêve pas, c’est bien lui. Face à elle se tient un majestueux gypaète barbu. Comme pour valider la réflexion intérieure de la jeune femme, le rapace déploie ses ailes et la taille de leur envergure ne laisse place à aucun doute. L’animal marche alors vers le bord de la crête, Julie le suit, presque en rampant et se met à côté de lui, à distance respectueuse. Elle voit dans l’œil de l’oiseau le reflet du monde tout entier. Sans voix, subjuguée par la force et la beauté de l’animal, par sa puissance et sa grâce, la jeune femme laisse des larmes rouler le long de ses joues. Puis, elle prononce à voix basse, dans un élan du cœur :
- Emmène-moi.
Le gypaète tourne la tête pour regarder une fois encore la jeune femme, a-t-il entendu sa demande ? Puis il ouvre grand ses ailes et dans un sifflement, il se jette dans le vide. Julie se dresse à son tour, au bord du précipice. Elle ouvre grand ses bras, pousse un cri et s’élance pour le suivre.
Le temps n’existe plus, l’espace n’existe plus.
© Marushka Tziroulnikoff - Août 2018
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